JOURNAL

DE LA

SOCIÉTÉ D'ARCHÉOLOGIE

ET DU

COMITÉ DU MUSÉE LORRAIN




SEIZIÈME ANNÉE. - 1867.

SOCIÉTÉ D'ARCHÉOLOGIE LORRAINE
FONDÉE EN 1848.

NANCY,
A. LEPAGE, IMPRIMEUR DE LA SOCIÉTÉ,
Grande-Rue (Ville-Vieille), 14.


1867




[p. 39.]

MÉMOIRES.


TOMBEAU DE RENÉ DE BEAUVAU ET DE CLAUDE DE BAUDOCHE
AU MUSÉE LORRAIN.

     Le monument funéraire que nous reproduisons par la lithographie, était déposé dans l'église de Noviant-aux-Prés, canton de Domêvre, arrondissement de Toul. Grâce à l'obligeante intervention de M. le baron Louis d'Hamonville, maire de Manonville, le Comité du Musée lorrain a pu en faire l'acquisition 1. Malheureusement, le dé de pierre, les armoiries, supports et inscription [p. 40.] commémorative, avaient disparu ; mais des documents précis établissent d'une manière irréfragable que les deux statues qui étaient couchées sur ce dé, sont celles de René II de Beauvau, mort en 1548, et de Claude de Baudoche, sa femme, dame de Panges, dont la famille appartenait aux paraiges de la cité messine.

     En effet, Sainte-Marthe, l'historiographe de la maison de Beauvau, nous apprend qu'un mausolée fut consacré à ces deux personnages dans la vieille église de Noviant 2, aujourd'hui complètement démolie, tandis que la sépulture des autres membres de cette illustre famille, dans cette église, est seulement révélé par les inscriptions funèbres que nous reproduisons ci-après.

     Pierre II, baron de Beauvau, qui prit une part trés­active à la ligue formée par le duc d'Orléans contre Charles VIII, mourut en 1521, après avoir partagé, en 1517, ses domaines entre ses enfants 3.

[p. 41.]

     Le cadet fut René, deuxième du nom, baron de Manonville et de Rorté, seigneur de Noviant, Tremblecourt et Hamonville 4. Il devint seigneur de Beauvau, en 1547, par la mort d'Alophe, son frère aîné, mort sans postérité. Comme ce dernier, il se distingua par sa valeur, en 1509, à Agnadel, où il fut armé chevalier sur le champ de bataille par le roi Louis XII, vainqueur des Vénitiens. Il est probable qu'à l'exemple de son frère aîné, il prit part à la guerre des Rustauds, de 1525. René remplissait à la cour de Lorraine les fonctions de maître d'hôtel ordinaire ; c'est en cette qualité qu'il assista, en 1540, à la déclaration que le duc Antoine fit des joyaux de la couronne 5. Il était, de plus, capitaine, c'est-à-dire gouverneur de la ville de Darney, chambellan du duc, sénéchal du Barrois et bailli de Saint-Mihiel 6 ; fonctions importantes qui lui donnaient le droit de présider le tribunal des Assises.

     Par un contrat passé à Saint-Mihiel, en 1550, ses biens furent partagés entre ses onze enfants, au nombre desquels nous remarquons Claude, baron de Beauvau et de Manonville ; Alophe, baron de Rorté, et Jean, sieur de Panges 7.

[p. 42.]

Gisants de René II de Beauvau et Claude de Baudoche.

     Le monument de René de Beauvau le représente couché sur son lit funèbre, les mains jointes, la tête appuyée sur un oreiller. Ses traits réguliers, encadrés dans une longue barbe et une chevelure aux mèches ondoyantes, cachant une partie du front et des oreilles, sont couverts par les ombres de la mort. Son armure est très-simple : elle n'est décorée ni de personnages, ni de damasquineries étincelantes ; pas de collier, d'armet, d'éperons, de poignard, de gantelets 8 ; sur le côté gauche, une épée aux quillons recourbés en volute et au pommeau à facettes 9.


René II de Beauvau.  

     La cotte d'armes, serrée à la taille, est blasonnée des armoiries écartelées de Beauvau et de Craon ; c'est-à-dire que le quartier cantonné de lions recouvre la partie droite de la poitrine et la partie gauche de la jupe ; au contraire, les losanges de Craon sont brodés sur le côté du cœur et la droite de la jupe. Ces armoiries reparaissent sur les manches, dont l'ouverture, rattachée à la cotte par un bouton, donne passage aux brassards.

     Cette cotte d'armes, richement historiée, est un chef­d'œuvre de sculpture ; elle met à découvert un colletin articulé, mais ne présente pas de saillies pour les passe­garde ou garde-collet, le faucre ou arrêt de la lance 10, tandis qu'elle dessine celles de la braguette. On aperçoit, par derrière l'extrémité de la cotte de maille, qui remplaçait [p. 43.] la grande braconnière, et, par devant, les tassettes de forme prismatique, qui, cachant le haut des cuisses, semblent attachées à la cuirasse. Les cubitières, comme les genouillères, sont arrondies et protégées par une aile très-développée, divisée en deux ailerons.

     Les cuissards sont entiers ainsi que les grèves ; celles-ci, reliées par des charnières, se prolongent au-dessous de la cheville. C'est le harnois de guerre complet, qui ne commença à être abandonné que vers 1568.


  Claude de Baudoche.

     La statue de Claude de Baudoche mérite aussi une description : sa pose est la même que celle de son mari. Sa figure, d'une expression douce et tranquille, est d'un beau caractère. Sa tête est ornée d'une coiffe à la Marie Stuart, qui cache ses cheveux. Le collet de sa robe se ferme au menton. Ses épaules sont couvertes d'une camisole qui s'arrête sous les bras en s'échancrant sur la poitrine par un long collet de drap. D'amples surmanches aux coudes, des manchettes aux poignets et un long rosaire à la ceinture, complètent l'ensemble de ce costume sévère, qui est plutôt celui d'une bourgeoise au commencement du XVIe siècle, que celui d'une noble châtelaine.

     Les mains sont admirablement modelées. Elles étaient détachées, et M. Viard, l'artiste nancéien, chargé de la restauration du monument, les a rajustées avec beaucoup d'habileté. Il a eu une mission plus difficile, celle de sculpter les pieds et les animaux héraldiques qui les soutiennent. Il est à regretter que les solerets du chevalier, à lames articulées, soient un peu trop grands et ne se terminent pas en bec de cane ; ce qui est le caractère distinctif des armures du temps de Henri II et des petits Valois.

Lion et lévrier.

     L'un des supports, le lion, emblème de la force, appuie [p. 44.] sa patte sur un écusson écartelé au 1 et au 4 d'argent à 4 lions cantonnés de gueules, couronnés, armés et lampassés d'or, pour Beauvau 11 ; au 2 et au 3 d'or, aux losanges de gueules, pour Craon. Le lévrier, image de la fidélité, tient un écusson de forme losangée, qui porte d'argent à trois chevrons de gueules (alias de dix pièces) ; au chef d'azur chargé de deux tours d'or, qui sont les armes des Baudoche.

     Ces deux personnages, qui ont une longueur de 1 m. 78, non compris les supports, sont taillés dans de la pierre des environs de Saint-Mihiel, d'un grain très-fin, à laquelle le poli a communiqué le brillant du marbre. Ils devaient être placés dans le demi-jour d'un lieu assez obscur, car l'artiste a exagéré les lignes des paupières, afin de produire un effet plus puissant et accentuer davantage leur physionomie.


Lévrier  

     Sauf les parties manquantes, que nous avons indiquées, ces statues se trouvent dans un parfait état de conservation. On ne peut que féliciter le Comité d'avoir enrichi le Musée lorrain d'un monument précieux de la Renaissance, et d'avoir conservé au pays une œuvre de l'un des plus éminents artistes du XVIe siècle ; car la correction un peu froide du dessin, le fini des détails, l'agencement des plis, le modelé des figures, enfin le sentiment qui s'y reflète, tout nous porte à attribuer ces statues au sculpteur Ligier Richier, mort en 1564, suivant Dom Calmet, et en 1572, suivant Chevrier. Ce qui confirme encore cette opinion, c'est la tradition locale. Sans doute, Richier eut des collaborateurs et des élèves parmi ses parents, frères et neveux, qui cultivèrent son art avec plus ou moins de [p. 45.] succès ; mais le laborieux artiste, qui se condamna à dix années de réclusion pour terminer son œuvre capitale, le Sépulcre de Saint-Mihiel ; qui se plut à embellir avec un soin pieux sa modeste habitation de la rue des Drapiers, et qui dota de ses magnifiques travaux les villes de Bar-le-Duc, Nancy, Hattonchâtel, Etain, Pont-à-Mousson ; cet artiste n'a-t-il pas dû lisser beaucoup d'autres ouvrages en dehors de ceux qui lui sont attribués avec certitude ? Les statues de Noviant sont très-vraisemblablement de ce nombre.

     Si les encouragements dus au vrai mérite purent retenir dans le Barrois l'élève de Buonarotti, n'est-il pas juste d'en faire honneur au goût artistique du bailli de Saint-Mihiel et aux Mécènes des anciens manoirs de Manonville, Noviant, Rorthey, Tremblecourt ? Le monument funèbre, consacré dans une chapelle castrale à l'un de ces puissants seigneurs, est placé aujourd'hui dans une galerie du Musée lorrain de Nancy, où il est adossé contre la muraille ; mais il a, selon nous, sa place marquée à l'extrémité de cette même galerie, sous les arceaux en ogives, dont les formes sévères et le fond sombre inspirent le recueillement et la méditation.

Louis BENOIT (de Berthelming).     


INSCRIPTIONS FUNÈBRES DANS L'ÉGLISE
DE NOVIANT-AUX-PRÈS.

     Ainsi que nous l'avons dit dans l'article qui précède, l'ancienne église de Noviant vient d'être démolie pour faire place à une nouvelle, plus spacieuse. L'administration municipale de cette commune a pris soin de faire détourner tous les morceaux qui peuvent offrir un intérêt [p. 46.] archéologique ou historique, notamment un très-beau portail roman, qu'on se propose d'utiliser dans la nouvelle construction, et plusieurs pierres tumulaires portant des inscriptions, dont les suivantes ont été relevées par les membres du Comité délégués pour traiter de l'acquisition des statues :


     « Icy gist honorée dame Janne de Sainct-Baussant, elle vivant épouse de très-honoré seigneur messire Claude de Beauwau, chevalier, seigneur de Manonville, Noviant, Tremblecourt, Domepvre, Fléville, gouverneur des personne et estat de Monseigneur le marquis du Pont, laquelle rendit son âme à Dieu le jour de la Toussaint l'an 1602, âgée de 68 ans. Priez Dieu pour elle. »


     « Icy gisent hault et puissant seigneur monseigneur Jean de Beauvau, chevalier, marquis de Noviant, seigneur de Manonville, Domepvre et Tremblecourt, seneschal de Lorraine, qui mourut le 15 septembre 1636, et haulte et puissante dame madame Antoinette d'Eure de Thessières, dame de Vignot, Malaumont et de la terre de Hey, sa femme, qui mourut le 3 avril 1660. Priez Dieu pour leurs âmes. »


     « Cy gist hault et puissant seigneur messire Gabriel­Joseph de Beauvau, marquis de Noviant-aux-prés, qui mourut l'an 1669 le 11 février, aagé de 19 ans 10 mois 15 jours, au retour de la bataille de Bingen. Ceux de sa Maison ont possédé cette terre 200 ans avec beaucoup de protection pour les habitants. Ce dernier était les délices de sa famille et l'espérance de ceux du lieu. [p. 47.] Cependant, comme la mort ne l'a pas épargné, vous qui lisez cecy souvenez-vous qu'elle ne vous épargnera pas. »


     « Ci gist hault et puissant Seigneur messire Jean-Claude de Cussigny, vivant chevalier comte de Viange, marquis de Noviant-aux-prés, maréchal de Lorraine, grand-veneur, conseiller d'estat, lequel est décédé le [illisible] may 1699. Priez Dieu pour son âme. (Il avait épousé Jeanne-Antoinette de Beauvau.) »


     « Icy repose le corps du Sr Joseph Laurent, cy-devant chapelain du Sr de Noviant-aux-prez, qui, après s'être uniquement dévoué aux devoirs de son estat, de même qu'au soulagement des pauvres, remit son âme à Dieu a le 8 mai 1752, agez de 38 ans. Requiescat in pace. »






Notes de bas de pages


     1 C'est le 15 octobre 1866 que marché a été passé avec la commune, pour cette acquisition, moyennant le prix de 1,500 fr. Le Comité avait délégué, pour traiter en son nom, MM. Henri Lepage, président ; Geny, vice-président, et M. l'abbé Guillaume, trésorier, auxquels s'était joint M. Ch. Cournault, conservateur. Les dépenses accessoires font monter à la somme de 2,300 fr. le coût du monument qui décore aujourd'hui le Musée lorrain.

     2 Voici ce qu'on lit dans l'Histoire généalogique de l'illustre et seigneuriale maison de Beauvau, p. 28 : « René II du nom, baron de Beauvau, de Manonville et de Roltny (Rorté), seigneur de Panges et de Novian des Prez en Lorraine, séneschal de Barrois, fils puisné de Pierre de Beauvau II du nom et de Marguerite de Montberon, sa première femme, estoit fort jeune lorsqu'avec son frère aisné Alophe de Beauvau (auquel il succéda) il assista à la mémorable bataille d'Aignadel.... Il fut conjoinct par mariage avec Claude de Baudoche, dame de Panges et autres terres..., fille de Claude de Baudoche, sieur de Molins près la ville de Metz, et de Jeanne de Serrière, sa femme, qui estoit fille unique de messire Conrad de Serrière, advoué de Nomeny en Lorraine.... Ce René de Beauvau ne survesquit pas longtemps Alophe, son frère, car il estoit desjà décédé dès l'an 1549.... Luy et sa femme sont enterrez en l'église de Novian, où se voyent leurs tombeaux en relief.... »

     3 Voy. Sainte-Marthe.

     4 Il y avait un château fort dans chacune de ces localités.

     5 Voy. Dom Calmet, Maison du Châtelet, preuve 149.

     6 A la table du registre des lettres patentes de 1541, fol. 420, se trouve sa nomination de bailli de Saint Mihiel, et au registre 1548, fol. 139, la nomination de son successeur aux fonctions de sénéchal de Barrois ; ce fut son fils, Claude de Beauvau, qui le remplaça, le 20 février 1548 (1549, nouveau style), en vertu d'une ordonnance de Christine de Danemarck [sic] et de Nicolas de Lorraine, comte de Vaudémont, régents du duché pendant la minorité de Charles III.

     7 C'est de Claude que descendirent René III, qu'il ne faut confondre avec son homonyme, et Henry, le célèbre auteur des Mémoires sur le règne du duc Charles IV, qui fut gouverneur de Charles V. (Voy Moréri, Dictionnaire)

     8 Il est probable que l'arciet et les gantelets se trouvaient déposés sur le socle. Quant aux éperons sur lesquels s'appuyaient les pieds du chevalier, ils ont été omis.

     9 Le fourreau paraît inachevé.

     10 Ces différentes parties de l'armure se retrouvent sur la pierre tombale du rhingrave Otto, que nous avons décrite dans le Journal de la Société d'Archéologie lorraine.

     11 Ou de quatre lionceaux mis en écartelure.